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Voyage autour de ma chambre

"Je cours, dans l'autre sens que la terre. Je cours et me fatigue. Je ne rattrape rien." (Loïc Lantoine)

Tu lui diras

Publié le 19 Août 2013

Pour atteindre la maison, il faut d'abord suivre un sentier escarpé, bordé de genêts et d'aubépines. La végétation y crépite, écrasée par un soleil trop intense dont le reflet se répercute vivement sur les roches calcaires qui affleurent ça et là.

Tout scintille.

De temps en temps, une longue couleuvre éreintée se traîne mollement d'un bord à l'autre du chemin. Le corps se raidit un peu, et tout redevient calme à nouveau.

A cette heure brûlante de la journée, même les cigales ont renoncé à chanter.

Le monde entier fait la sieste.

Un vieux sapin souriant vous invite au repos. Vous acceptez. Peut-être même que vous souriez à votre tour. Vous retirez vos énormes chaussures et vous méditez sur vos pieds blancs et rabougris. Vous essuyez la sueur qui perle sur vos paupières et vos tempes.

Tout en bas, dans la vallée, un clocher sonne l'heure. Vous n'avez pas réussi à compter les coups et, curieusement, cela vous contrarie. Alors vous enfilez de nouveau votre sac à dos, vous reprenez votre marche, malgré la chaleur accablante, malgré les couleuvres olivâtres, malgré les heures qui demeurent en suspension dans l'air sans qu'on puisse les compter.

La bâtisse, toute en vieilles pierres ocres et ambrées, est d'autant plus imposante qu'elle se dresse brusquement au détour du chemin, alors que toute trace de vie humaine semblait définitivement disparue de ces collines sauvages. Une étrange impression détourne presque aussitôt l'attention, la sensation pesante d'un regard, là, juste au creux du cou. De grands yeux clairs vous fixent dans l'ombre d'un arbousier. Vous ignorez à quel genre d'être ils appartiennent, mais c'est un bon regard, un regard candide, dépourvu de toute haine.

La porte est entrouverte. Vous hésitez un peu. Avec l'approbation des yeux aimables, vous vous décidez à entrer. La maison est vide, silencieuse et, parce que vous êtes encore aveuglé par la blancheur du ciel, criblée de minuscules taches noires. Vous ne restez pas longtemps immobile; dès l'entrée, un singulier parfum, doux mélange d'églantine et de chèvrefeuille, guide les pas des intrus.

J'ai su dès la première minute, que tu étais mort, loin, bien loin d'ici.

Il y a un grand escalier de bois et, tout en haut, le piano, ce vieux piano désaccordé que tu as eu tant de peine à amener jusque-là. Tu es debout à côté de la table, allongé, les jambes croisées, sur le lit, assis devant la fenêtre, accroupi derrière la porte, les yeux mi-clos.

Il y a si longtemps qu'on ne s'est vu que je te reconnais à peine. J'avais oublié le bas de ton visage, et je me souvenais vaguement du haut, sans doute à cause de la noirceur des yeux qui m'avaient toujours paru étonnamment sévères. Tu ne me salues pas, mais tu ne me chasses pas non plus. Simplement, tu ne me vois pas, tout absorbé par tes pensées, un léger sourire négligemment posé sur les lèvres.

La cuisine est fraîche et sombre. Les volets branlants ont manqué tomber quand je les ai ouverts. Des lézards affolés ont filé pour se perdre dans le lierre avec un doux bruissement. Sur le rebord de la fenêtre, des pétales fanés tombent en poussière aussitôt qu'on les touche. Tu as disparu avec la lumière du jour, mais tout au fond de la pièce, tapis dans l'ombre d'un gros buffet, les yeux limpides sont encore là. Au-dessus du meuble, il y a une reproduction d'un tableau de Monet, un hameau sous la neige avec une petite carriole déglinguée qui s'éloigne sur une route verglacée. Un tableau en noir et blanc, débordant de mélancolie douloureuse... Neige de Bosnie, neige silencieuse amoncelée sur ton corps.

L'escalier qui mène aux étages grince et branle un peu. Les pièces du haut sont plongées dans la pénombre. A la troisième marche, au seuil de l'obscurité, une absurde terreur enfantine m'empêche d'avancer. Sous le buffet, les yeux sourient encore et m'encouragent à persévérer. Ils dissipent la méfiance, anéantissent les craintes.

Tout près de l'escalier, un rayon de lumière transparaît à travers les rainures des volets. Danse pailletée de la poussière dans la clarté du soleil. Les volets ouverts, la sensation de malaise s'estompe et disparaît presque.

La dernière pièce est une petite chambre bleue, une sorte d'étroite mansarde. Une salamandre obèse, encore engourdie de sommeil, observe mes mouvements du coin de son œil glauque et part en se traînant péniblement. Derrière elle, tout près, à deux pas, il y a la montagne, énorme, baignant dans son éternité limpide, l'immensité prête à tout engloutir. Même le regard ne peut en venir à bout. Et voilà le vertige. Et voilà le ventre qui se tord...

Au fond de la chambre, il y a un lit avec de gros oreillers; sur le côté droit, une étagère périlleuse qui plie sous le poids des livres près d'une table de travail méticuleusement rangée. Tu as laissé un recueil sur le lit, un volume des poésies de Pavese ouvert à la page cent quatre-vingt seize :

Tu ne sais les collines où le sang a coulé.

Dernière lecture, pour se donner du courage, pour se persuader de l'utilité des actes.

La machine à broyer est enclenchée et les images, froides et violentes, défilent toutes seules. 1939-1945... 1991-1995. Les camps de torture, les charniers, les viols, les enfants recroquevillés dans les abris, le cynisme indécent des dirigeants imbéciles, les discours bilieux et racistes, l'ignominie crasseuse, la folie conquérante et destructrice... Rien n'a encore changé. Peut-être même que rien ne changera jamais.

Nous avons tous fui, nous avons tous jeté nos armes et notre honneur. Une femme nous regardait fuir

Tes craintes, tes doutes, tes chagrins, tes douleurs, tes désespoirs, tes rages... Tout est écrit là, noir sur blanc. Tout est clair. Et les images défilent toujours sur les murs nus de ta chambre, lugubres et assassines.

Un seul parmi nous s'arrêta, poing fermé, regarda le ciel vide, pencha la tête et mourut sous le mur, en silence.

La montagne s'est teintée d'un bleu profond. Toute vie humaine se trouve à plusieurs kilomètres de là, mais il y a, quelque part dans cette demeure, une présence protectrice, deux yeux tranquilles qui suivent chacun de mes pas.

C'est un drôle de petit chien famélique, au pelage blanc immaculé. Il est assis devant la porte de la chambre et m'observe gravement en inclinant la tête de son regard trop bleu. Je lui parle, fatale erreur, comme seuls les gens idiots et gâteux parlent aux bêtes et parfois aux enfants, avec cette voix stupide, inutile, dérisoire... J'ai brisé l'enchantement. Le chien soupire et s'allonge. Il connaît la chanson. Il ne daigne même plus lever les yeux.

Le soir est tombé. Nous dînons aux chandelles (je n'ai bien sûr pas su allumer la lampe à pétrole). Je lui offre mon jambon, mes œufs durs et un paquet de biscuits qui s'étaient effrités dans le sac à dos. Il les mange délicatement, mais il reste sous la table pendant tout le repas sans donner le moindre signe de contentement ou de gratitude. Il n'y a rien d'autre à faire qu'écouter le silence et plonger dans ses pensées. Les tentatives pour siffloter, se curer les dents, se balancer sur sa chaise, n'y peuvent rien, le silence revient. La peur aussi. Elle me gagne, centimètre par centimètre. Elle me glace. Je vais passer la nuit dans cette maison. Et, si par hasard, quelqu'un venait à s'arrêter là? Il faudrait être fou pour venir s'aventurer dans un endroit pareil. Fou à lier. Fou dangereux. Sanguinaire même.

A chaque craquement du buffet ou des escaliers, à chaque bruit suspect venu des profondeurs des ténèbres, à chaque mouvement de mon ombre immense projetée sur le mur, mon cœur tressaille.

Quelle vie rude et monotone tu devais mener, avec pour seule compagnie ce chien taciturne... Je me dis que, tout compte fait, si tu es parti là-bas, dans ce pays de violence et de haine, c'est plus par ennui et par dépit que par héroïsme (pures médisances du lâche qui craint l'obscurité!).

A chaque instant, je cherche le regard prévenant sous la table.

Un oiseau crie dans la nuit. Epouvantable sensation d'étouffement. Une réaction infantile me pousse à serrer le chien contre mon cœur, comme s'il pouvait me protéger de toutes les menaces nocturnes. Il soupire : je suis décidément encore plus stupide qu'il ne l'avait soupçonné jusque-là.

J'ai fini par m'endormir dans cette lamentable position : la tête appuyée sur la table, le bras gauche engourdi pendant dans le vide près du chien - sans doute pour parer à une éventuelle attaque de l'extérieur.

A l'aube, ployant et geignant sous l'effet des courbatures, j'ai refermé tous les volets sous son regard bienveillant. En passant dans le couloir, j'ai joué trois notes sur le piano. Il a baissé les oreilles et il est parti tristement. Mauvais souvenirs, images douloureuses. J'ai haussé les épaules... Ça n'était jamais qu'un chien.

J'ai laissé la porte entrouverte, comme elle l'était à mon arrivée. Il s'est installé sur le seuil pour me regarder partir. Je l'ai bien appelé deux ou trois fois pour qu'il me suive, mais il s'en fichait.

Au détour du chemin, avec une léger pincement au cœur, j'ai jeté un dernier coup d'œil derrière moi... Petite tache blanche et douce, un peu esseulée, un peu mal fichue. Petite tache qui vient se coller dans la poitrine, qui vous met mal à l'aise et ne vous quitte plus.

J'ai repris le sentier escarpé, bordé de genêts et d'aubépines. Le poème de Pavese revenait me hanter comme une litanie infernale. Plus bas, dans la vallée, le clocher a sonné sept fois (j'ai bien compté les coups) et mon ventre s'est mis à gargouiller bruyamment.

Je n'ai jamais revu tes yeux noirs et sévères. Tu n'es pas revenu. Tu es mort, la trachée perforée par une seule balle, à l'aube d'un jour du mois de mars près d'un village en feu.

Souvent je traverse les collines autour de la grande maison ocre. Les nouveaux habitants sont des imbéciles. Ils l'ont transformée en gîte d'étape et, à grands coups de pelleteuses, ont fait bâtir un large chemin. Des hordes de randonneurs s'y pressent chaque week-end. On entend au loin leurs rires et leurs chants jusque tard dans la nuit. A tout coup sûr, ils ont dû essayer de parler au chien et il a sans doute préféré partir. Je l'ai cherché, mais en vain. Nulle trace de son doux regard au creux des buissons. Je n'ai jamais retrouvé l'éternité limpide.

Repose en paix où que tu sois.

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